Une abeille prise au piège des lamelles de mes stores, derrière la vitre. Les rebonds d’un ballon de basket dans le jardin de la maison voisine. L’hommage national aux deux officiers mariniers, membres du commando Hubert, tués lors d’une intervention au Burkina Faso. La visite de l’exposition Kenneth Noland chez Almine Rech. Champs verticaux, hexagones déséquilibrés, jeu des couleurs. Il fait un temps radieux, je bois un verre à la Perle. Le chien autophage a disparu, la femme à tête fendue est au sommet de la tour Eiffel. Courbes des arêtes du monument, et elle ferme les yeux. J’ai fini par me sentir en paix avec mon étrangeté, pense-t-elle parce qu’elle sait que je l’écoute, et le vent souffle fort. Lunettes Oliver Peoples, blazer Rejina Pyo, chemise Nouvelle Affaire, jean JW Anderson pour Uniqlo, escarpins Tibi, sac Loewe, silhouette fragile et cependant. John Galliano est au chevet de Spinee, retriever femelle à robe jaune opérée dimanche à Londres. Friedrich Nietzsche regarde une rediffusion du match de Liga Atlético Madrid contre FC Séville sur TV-Sports, trempe des saucisses dans la moutarde. Camille passe la semaine à Zurich et elle m’envoie des SMS. Elle dit comme moi et beaucoup d’autres. Elle dit ce qui rend la chose impossible. Elle dit j’éprouve un sentiment de déjà-vu. Elle dit des êtres d’une pâleur mortelle. Elle ne dit rien. Je pose mon téléphone sur le comptoir et j’ouvre un magazine. Le 8 mai dernier, le drapeau breton flottait à l’entrée de la Fondation Giorgio Cini, sur l’île San Giorgio Maggiore à Venise. Les mille-trois-cents invités de Maryvonne et François Pinault dînèrent dans l’ancien monastère Bénédictin, fête donnée à l’occasion de la 58e biennale d’art contemprain. Vingt cuisiniers, centre-quatre-vingt-seize maîtres d’hôtel, la nuit tombée. La cité endormie, des écaillers de Carnac ouvrirent des huîtres. Vêtus de marinières, et les arches du cloître. Le lendemain, les jumelles hermaphrodites Eva & Adèle – blousons et jupes d’un rose éclatant signés Schiaparelli, parapluie blanc à la main – posèrent devant l’installation de Christoph Buchel Barca Nostra, épave exposée sur un quai de l’Arsenal, bateau de pêche de cinquante tonnes qui fit naufrage en 2015 alors qu’il naviguait en mer Méditerranée avec à son bord près de mille réfugiés originaires d’Erythrée. Trou béant dans la coque, huit-cents personnes périrent noyées. La distance nécessaire, ici ruinée. Du regard. L’objet est aussi vain qu’une main dans la gueule d’un cadavre. Proximité abrutissante, abolition de la forêt des signes. Le Lion d’or pour la meilleure participation nationale fut attribué aux artistes Lina Lapelyte, Vaiva Grainyte et Rugile Barzdziukaite pour leur vidéo Sun & Sea (Marina). Opéra-performance balte et balnéaire qui entend dénoncer le dérèglement climatique. Trente-cinq tonnes de sable déversées sur le sol d’un ancien bâtiment militaire, une plage artificielle reconstituée. Vacanciers vêtus de maillots colorés, roulement de vagues, cris d’enfants, chœur de chansons – sur les thèmes risques de coup de soleil, projets de déplacements touristiques, catastrophes environnementales –, craquements d’une Terre épuisée. Le public assiste à la performance depuis une plateforme qui domine le dispositif. Plongée sur, des individus lascivement couchés. Évocation sonore du bruit que font les sacs plastiques, et j’ai oublié les serviettes. De bain. « Montrer au spectateur ce qu’il serait incapable de voir par lui-même » et je cite Jacques Rancière qui, à la fin de l’entretien qu’il donne à Regards en 2009 – intitulé L’art politique est-il réactionnaire ? – fait référence à Sylvie Blocher, membre du collectif Campement urbain. L’artiste filme une femme voilée, épouse d’un homme qu’elle dit ne pas avoir choisi et qui arbore, sur son vêtement sombre, l’inscription : « Je veux un mot vide que je puisse remplir. » Jaillit le dissensus, surgit la poésie. Contres les injonctions. À se soumettre, à s’enfermer, à s’émouvoir, à s’indigner. Conditions historiques, mais autant d’évidences. Ne plus voir que le ciel, éprouver un vertige. Défaire le présent, pluriel du subjonctif. Puissiez-vous.