Entre ici dans mon Paradis

Nuit blanche, corps engourdi. Creusé par un continuel dépouillement, et après quelques jours de jeûne. Une vie qui passe inaperçue, je sors boire un café. Ciel couvert, Friedrich Nietzsche avait noué une écharpe sur son cou. Assis sur le bord d’un balcon brut de béton, au premier étage d’un immeuble en construction, il tirait sur une cigarette électronique. Bouffées de vapeur, la pluie se mit à tomber. Il releva le col de son manteau à doublure mouton, passa les doigts dans sa moustache. Celui qui n’aspirait qu’à s’oublier dans le troupeau regardait le bloc de granit posé sur la bavette de son diable de manutention, refit les lacets de ses chaussures de sécurité et se leva. Quelques minutes plus tard, debout au comptoir du Fontenoy, je ne pus m’empêcher de m’interroger : avais-je du courage ? Étais-je résolu ? J’eus envie de m’arracher un morceau de chair avec les dents, je jouai à l’EuroMillions. Départ dans le silence, je marchai jusque chez moi. Cela faisait plusieurs jours que je n’avais pas vu le chien autophage, dont la tête sinistre traînait habituellement sur mon chemin. Où était-il ? Je pris une douche en rentrant, ouvris le fichier du Journal. J’avais écrit 170 000 signes depuis la date de la première entrée, le 20 octobre 2018. Temps chronologique, notes et fragments qui le composent. Page blanche, labyrinthe de papier. Je renonçai provisoirement à « dynamiter la forme » – pour le dire avec Gombrowicz –, entrelacement de logiques hétérogènes. Je m’étais amusé à reprendre, au fusain, à main levée et à plusieurs reprises, sur des fiches Bristol blanches format 15 x 21 cm, les contours de Window 1, l’œuvre d’Ellsworth Kelly réalisée en 1949. Structure d’une fenêtre, croisée orthogonale. Multiple qui n’en était pas un, trait maladroit, contours irréguliers. Je ne me lassais pas d’écouter Jeff Mills, je fis une lecture d’Erotik Résistance. Une autre version du Journal. Ma voix était mal assurée, j’avais tendance à plonger dans les graves. Je bus un verre d’eau, le soleil fit une timide apparition. Je me connectai au site Contemporary Art Daily et me nourris d’images. Je m’imaginai nu sur un scooter, quelque part dans un pays chaud, roulant de nuit et sur une route étroite parce que j’étais photographié par Lin Zhipeng. Libre et désinvolte, je pris des nouvelles du monde. Des Vietnamiens adoptaient les coiffures de Donald Trump et Kim Jong-un, qui s’étaient réunis à Hanoï. Queue de loutre, jaune d’œuf et blond poussin pour les uns, cheveux bruns tirés vers l’arrière, rasés haut sur les côtés pour les autres. Règles capillaires en vigueur en Corée du Nord, nature de l’ennemi et de ses pratiques. Paranoïa unitaire et totalisante, le texte en extension. Debout devant une console Jean Royère en palissandre, sycomore et laiton achetée chez Patrick Seguin, pantalon sur les chevilles, fisté par un métis bodybuildé vêtu d’un tablier de soubrette finition dentelle et le gars ressemblait à Jean-Michel Basquiat, John Galliano dessinait les premières esquisses d’une série de modèles inspirés par le mouvement de révolte qui sévissait en France depuis novembre 2018. Le créateur renouait, d’une certaine manière, avec « Les Incroyables », sa première collection présentée pour le défilé de fin d’études à la Saint Martin’s School, nourrie de références à la Révolution française. Gilets sans manche matelassés ornés de plumes jaunes, jupes pour homme en tweed coupé dans le biais, jeans amples renforcés sur les cuisses et longueur mi-mollet avec incrustations de diamants, leggings rouge sang en PVC, bottes de combat en cuir vernis blanc avec talons de cinq centimètres, sweats ornés de motifs grenade de désencerclement avec capuche en plastique transparent, larges ceintures dorées froissées fabriquées dans le matériau utilisé pour les couvertures de survie, mitaines en kevlar avec coque au niveau des phalanges, lunettes de protection et foulards noués sur le visage floqués du logo MM6, vestes sac de couchage faites pour passer la nuit sur un rond-point, devant un brasero. Superpositions, silhouettes hybrides, un chevalier en armure fit une apparition. La scène avait lieu dans l’appartement parisien du styliste, rue de la Perle. Gipsy, le chien à l’origine de sa métamorphose – il était devenu végétarien, avait renoncé à la fourrure et affirmait vouloir travailler un vocabulaire de matières complètement nouveau  –, était assis devant un lourd rideau et regardait son maître en remuant la queue. Des effluves de myrrhe, de santal et de gel lubrifiant flottaient dans la pièce, le téléphone sonna. Hey, Justin. What’s up? souffla John d’une voix haletante, en étouffant un cri parce qu’une main recouverte d’un gant noir en latex moulé sans couture fouillait son cul. Je reçus un SMS, je fis quelques pas dans la chambre. Des toiles peintes, des piles de livres étaient posées par terre. Ébranlements, vibrations, l’impensé du récit. J’étais à la terrasse de chez Jeannette, j’attendais le dealer, avait écrit Livide dans Paris-Plage. Une fille au téléphone disait qu’elle sortait de son cours de Pilates, que son mec s’était barré pour le week-end, qu’elle allait à une fête ce soir, que ça serait cool si tu venais. À qui parlait-elle ? On entendait le vrombissement d’un hélicoptère en vol stationnaire au-dessus de la porte Saint-Denis, des éclairs foudroyaient les passants. J’eus une pensée pour les mains sûres de Mstislav Rostropovitch sur son violoncelle, et je regardai l’heure.

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